Le témoignage de Jean Englebert.

Quelques remarques préliminaires

A propos des années 50-60, on doit admettre que l’on a détruit énormément de beaux bâtiments témoins de l’époque glorieuse de Liège et notamment les magnifiques maisons de maître qui bordaient les quais, les boulevards et les rues du centre de la ville.

Bien qu’il fût un brillant professeur d’Histoire, l’échevin libéral Jean Lejeune fut un partisan du slogan « l ‘auto est ma liberté  ». C’est lui aussi qui a autorisé l’abattage de beaucoup d’arbres remarquables, des rangées de marronniers le long des quais des Ardennes et Mativa notamment, des arbres qui se trouvaient dans les jardins des belles propriétés riveraines du fleuve et que l’on remplaçait par des immeubles à appartements, au quai de Rome par exemple.

Lejeune a favorisé beaucoup de destructions. Il reste peu de riches maisons 1900 le long des quais ou des boulevards. Alors que Liège était une ville riche par son architecture du début du XXème siècle, seuls quelques témoins isolés existent encore. Comparée à des villes comme Lyon ou Maastricht qui ont préservé les constructions de cette époque et qui attirent aujourd’hui des milliers de visiteurs, au contraire Liège s’est très appauvrie. Le caractère d’ensemble de ces constructions était intéressant. J’avais fait à l’époque un relevé des rangées de maisons dignes d’intérêt, mais ce qui retenait l’attention de la Commission royale des monuments et sites (C.R.M.S), c’était les immeubles pris isolément. J’ignore ce que ce relevé est devenu, je l’avais remis à mes successeurs, mais il a disparu.

Pour ce qui concerne la production neuve la plus emblématique de cette époque, je choisirais : l’ensemble des bâtiments réalisés à Droixhe à la suite d’un concours gagné par le groupe E.G.A.U., les bâtiments de logements sociaux à Angleur par le même groupe, la gare des Guillemins toujours par E.G.A.U., le plateau des Trixhes à Flémalle, œuvre du groupe « l’Equerre » et aussi le Pavillon des Transports de l’Expo de 58 à Bruxelles (de H. MONTOIS et J. GOOSSENS-BARA) qui a été remonté plus tard à Jupille et par après détruit. Ce dernier avait pourtant reçu le prestigieux Prix REYNOLDS.

Renaissance de la Jeune chambre économique liégeoise

J’ai commencé à intervenir dans les débats d’urbanisme liégeois à partir de 1961, un peu par hasard. A l’occasion d’une visite dans les bureaux des « Ateliers du Sart Tilman », j’avais pu prendre connaissance d’une note disant « Si tu es intéressé par l’avenir du centre urbain, passe me voir ». Ce que j’ai fait. Elle était signée Léo Wéry.

WERY, qui était conseiller au cabinet du recteur Dubuisson, m’a demandé si je pouvais faire un exposé devant ses amis dans une petite salle de l’hôtel de Suède, hôtel réputé de l’époque situé derrière le théâtre royal. J’ai accepté et le jour dit, je me suis trouvé devant une dizaine de personnes que je ne connaissais pas, principalement des juristes. Je ne m’en suis pas rendu compte tout de suite, mais manifestement Wéry et ses amis étaient plutôt proches du PSC. Sans doute le groupe était-il envieux de pouvoir. Pour lutter contre ceux qui le détenaient, Léo Wéry avait choisi de s’intéresser à l’évolution urbaine en se réunissant sous la bannière d’une structure, à l’origine française et intitulée : « Jeune chambre économique ».

Alors que je n’appartenais à aucun milieu politique, j’ai manifestement servi ce petit groupe dans son combat.

J’ai donc fait mon exposé qui s’intitulait si je me souviens bien : « Plaidoyer pour un aménagement de l’espace ». Je crois pouvoir dire qu’il a plu, et je regrette bien de ne pas en retrouver une trace dans mes archives. Léo Wéry m’a demandé ce jour-là : qui inviteriez-vous comme second conférencier ?

J’ai recommandé Monsieur Ernest MONTRIEUX, Directeur de l’Urbanisme, un homme de qualité et d’une grande culture. Léo Wéry m’a écouté et il a invité Monsieur Montrieux à faire la deuxième conférence.

Dans les mois qui ont suivi, d’autres conférenciers sont venus parler de Liège et de sa région. Grâce à tous, Léo Wéry et ses amis parmi lesquels je faisais figure d’original, nous sommes devenus des experts du devenir des villes. Experts n’est peut-être pas le bon mot, disons des connaisseurs. Et le petit groupe de 10 s’est élargi à 15 ou 20, toujours dans le cadre de la Jeune Chambre Economique, qui sera présidée de 1964 à 1966 par Léo WERY. En 1964, le groupe a compté environ 400 jeunes « cadres dynamiques », comme nous aimions nous qualifier. Plusieurs commissions avaient été créées et j’ai présidé celle baptisée « Avenir du Centre urbain ». C’est dans ce cadre-là que le colloque « Liège en l’an 2000 » a été organisé, attisant la mésentente entre l’échevin LEJEUNE et la Jeune chambre économique (JCE).

Colloque Liège en l’an 2000

Nous avions fait venir des spécialistes du monde entier. Pour ma part, j’avais invité Robert LE RICOLAIS (professeur à Philadelphie),

Maurice ROTIVAL (professeur à Columbia), Abraham MOLES (professeur à Strasbourg).

D’importantes personnalités comme le Ministre français CLAUDIUS-PETIT et le Maire d’Orléans SECRETIN, nous ont apporté leur expérience.

Le colloque m’a donné l’occasion de défendre auprès de tous les membres de la JCE, le projet que j’avais imaginé pour Liège.

Il a réuni plus de 400 participants qui se sont enthousiasmées pour des idées opposées à celles que défendait l’Echevin.

Jean LEJEUNE n’a pas assisté au colloque, mais bien Monsieur DESTENAY, le Bourgmestre. L’échevin était parti à Lyon pour donner une conférence sur Liège dans le cadre de la Journée Mondiale de l’Urbanisme, dont notre colloque était justement la manifestation belge!

Au cours des années 60, sous l’impulsion de Léo WERY, la Jeune Chambre de Liège s’est très fortement intéressée aux Jeunes Chambres françaises pour avoir un support plus important. Nous avons assisté à des réunions à Reims, à Blois, à Orléans, à Grenoble, à Bordeaux et nous y avons rencontré beaucoup de responsables politiques. Celui qui m’a le plus impressionné fut Edgar PISANI, le ministre gaulliste, qui après 1968 s’est rallié au parti socialiste. Je suis le seul à être resté en contact avec lui. C’était un grand monsieur, qui nous a énormément aidés.

Commission Avenir du centre urbain

La Commission « Avenir du Centre urbain » se réunissait une fois par semaine.

Nous avons été confrontés aux urbanistes-conseils de la Ville qui formaient le groupe L’EQUERRE.

L’EQUERRE avait défendu des idées originales en matière d’architecture et d’urbanisme avant la guerre de 1940.

Yvon FALISE, le membre le plus doué du groupe, avait été l’auteur de quelques fort belles et intéressantes maisons, notamment une rue Adrien DE WITTE. Malheureusement, ayant été échevin pendant l’occupation, il a dû disparaître de la scène liégeoise après la guerre.

Emile PARENT, par contre était un excellent tribun, il pouvait parler une heure au bout de laquelle, on pouvait se demander : mais qu’a-t-il dit ?

Quel dommage que FALISE ne fut plus là !

L’EQUERRE, était proche du pouvoir et nous, nous venions en contre-pouvoir. Il fallait que les autoroutes arrivent à Liège, elles devaient passer place Saint Lambert. Nous étions contre ces idées. De là, est né le problème de la Place Saint Lambert. L’EQUERRE a ensuite proposé qu’une autoroute arrive au Boulevard de la Sauvenière par la rue Saint-Gilles, puis au Boulevard d’Avroy par la rue des Augustins, ensuite finalement, par la rue Sainte-Marie. Et il a même été prévu un passage de l’autoroute en dessous du parc d’Avroy…

Cette dernière solution résultait de l’opposition des riverains des rues précédemment envisagées et où habitait notamment un ministre, ou une personnalité suffisamment importante pour faire échec aux propositions de l’EQUERRE.

Mon projet pour Liège

Mon projet  de « buildings-serpents », ainsi qu’il avait été baptisé, profitait de l’implantation idéale des lignes de chemin de fer réalisées au siècle passé à la rencontre de la vallée et des collines. A l’époque pour réaliser ces travaux, on avait déjà détruit beaucoup.

On peut remarquer que les voies ferrées enserrent parfaitement le centre de la cité à l’intérieur d’un triangle qui, partant de Herstal passe par les gares de Vivegnis, du Palais, de Jonfosse, des Guillemins, de Kinkempois, des Vennes, de Longdoz, de Bressoux. Il n’y a qu’un problème, c’est qu’au Nord-Est, il n’y a pas de connexion entre la rive gauche et la rive droite, la boucle ferroviaire n’est pas complète, mais ce n’est pas un problème insoluble.

J’ai proposé qu’on utilise ce circuit de chemin de fer pour y placer en superposition le métro suspendu de type SAFEGE, les autoroutes, des routes de desserte, les parkings et par-dessus, des structures pouvant accueillir de l’habitat, des volumes modulaires industrialisés d’habitation insérés dans des structures porteuses. Je proposais aussi de proscrire toute circulation de voitures particulières au centre de la ville et de fournir un transport en commun gratuit, comme on l’a décidé plus récemment à Hasselt, par exemple. Je suggérais de plus qu’on augmente de manière très conséquente les espaces verts dans la ville.

Au-delà de la résolution du problème des autoroutes par le moyen de cet anneau autour de Liège, je défendais une seconde idée à savoir : développer une industrie du logement qui aurait pu aider à la reconversion de la sidérurgie. Je considère encore maintenant en l’an 2000, que l’homme a réussi à produire de manière industrielle tout et n’importe quoi sauf la maison, le seul bien dont il a réellement besoin avec la nourriture et les vêtements.

Je défendais et je défends toujours l’idée qu’on devrait pouvoir fabriquer des maisons comme on fabrique des autos : avec des modèles différents, au moyen de matériaux différents.

On a qualifié ma proposition d’utopique, ce qui ne me gêne nullement. On a dit que je voulais encercler la ville : j’ai corrigé le tir et j’ai prévu qu’il n’y aurait pas de constructions de buildings autour de la vieille ville, entre les Guillemins et Vivegnis, notamment pour protéger le panorama du Mont-Saint-Martin et celui des coteaux de la Citadelle. Pareillement entre l’Ourthe et le Val Benoît pour protéger le panorama vers le Sart Tilman. Par contre, je prévoyais l’installation de grandes structures sur les principales gares: le Ministère des Finances par-dessus les Guillemins, la nouvelle Université à l’emplacement du Longdoz, que l’on aurait reliée au XX-Août par un trottoir roulant comme il en existe dans les aéroports, la Justice et la caserne des pompiers sur l’immense gare de Bressoux. Toutes ces implantations auraient grandement facilité la mobilité, alors qu’aujourd’hui les choix qui ont été faits compliquent sérieusement le trafic.

Toutes ces propositions prenaient le contre-pied de celles défendues par Jean Lejeune qui voulait faire arriver les voitures au centre, et particulièrement sur la place Saint-Lambert.

Je constate qu’aujourd’hui, 40 ans après, on n’hésite plus à construire par-dessus les lignes de chemin de fer, à Namur par exemple.

Les transports en commun : j’ai été assez tôt impliqué dans les projets de métro léger. Le SAFEGE avait été mis au point par une firme française éponyme ; une ligne expérimentale a existé près d’Orléans, entre Charenton et Creteil. Durant un temps, elle a retenu l’attention des responsables liégeois.

En 1970, je suis allé au Japon à l’occasion de l’Exposition Universelle d’Osaka. Ce fut un choc pour moi de voir à quel point les Japonais avaient développé des transports audacieux et performants : un métro léger dans le parc d’UENO à Tokyo, le Shinkansen, un TGV qui avait déjà 6 ans d’existence alors que l’idée même de ce type de train n’existait pas encore en Europe, différents types de métro suspendus à l’Exposition d’Osaka, des trottoirs roulants couverts…

De retour en Belgique, j’ai échafaudé des projets de mini-métro qui ont retenu un temps l’attention du Directeur de l’Office de Promotion Industrielle (OPI), André Biron. Ce dernier a suscité la création d’une structure (C.R.T.H. : Centre de recherches technologiques du Hainaut) pour étudier mon projet.

Mon idée de mini-métro consistait à fabriquer de petites voitures, comparables à la 2CV Citroën (1,40 m de large, 1,70 de long et 1,40 de hauteur), dans lesquelles les passagers seraient assis

La compacité des machines permettait de les intégrer facilement non seulement dans les paysages mais aussi dans les centres étroits ou encombrés des villes. A certains endroits, il était aérien, à d’ autres souterrain et la mise en œuvre de l’installation des lignes ne constituait pas un problème puisqu’elle pouvait se réaliser au moyen de tuyaux en béton d’un diamètre de 2,40 m.

Malheureusement l’idée d’une petite voiture ne fut pas retenue et le C.R.T.H. choisit de réaliser des voitures moins futuristes. Il est possible d’en voir un exemplaire dans le Musée du tram, rue des Vennes, à Liège.

En 1979, une ligne de 1,8 km fut construite à Jumet et le système fut baptisé TAU (Transport automatisé urbain). Pour moi et pour quelques autres, l’expérience s’arrêta à ce moment-là.

Un système assez comparable au mien, a été construit et testé sans plus de succès à HAGEN, en Allemagne.

Les esprits n’étaient pas prêts pour ce mode de transport nouveau.

Le projet de TAU est réapparu à Liège dans les années 1985, mais il n’a pas non plus connu de suite favorable. Présenté comme pouvant être réalisé en « tunnelier », sans ouverture de voiries, il a suscité le rejet, des commerçants notamment, dès qu’il s’est avéré qu’il allait falloir malgré tout ouvrir certaines rues : on sortait à peine du problème de la Place Saint-Lambert ! Et la perspective de nouveaux gros travaux dans le centre historique en a effrayé plus d’un.

J’étais en total désaccord avec ce tracé, de la place Licour à Herstal au pont de Seraing, en empruntant en ville une grande partie du trajet de la « Ligne 1 » des bus.

Aujourd’hui, plusieurs villes françaises ont adopté un système de métro léger totalement automatisé : Lille-Villeneuve d’Asq, Bordeaux, Toulouse, Rennes, etc . Avec la nouvelle gare TGV de Liège, je propose qu’on dote notre ville d’un système comparable : une liaison entre cette gare et le Sart Tilman qui est en butte à de graves problèmes de mobilité et d’envahissement par les voitures particulières. Je propose une boucle Guillemins, Val-Benoît, stade du Standard, Tilleur, Pont d’Ougrée, ancien hôtel de ville d’Ougrée, montée vers le Sart Tilman en parallèle à la voie rapide, tour de l’université, et retour par le même trajet. Dans un second temps, on pourrait élargir la boucle vers Tilff, Embourg bas, Chênée, Belle-Ile, Guillemins ; et plus tard, on pourrait desservir au moyen d’autres boucles, Bierset, Alleur, les Hauts Sarts, Jupille, Fléron, Chaudfontaine, …  ».

Malheureusement, mes idées sont toujours considérées comme utopie, alors qu’elles résultent simplement du bon sens de l’ardennais que je suis.

Deuxième colloque ou journées d’études

Si j’en reviens aux activités de la JCE, nous ne nous sommes pas limités à proposer de réaliser la ville autrement, nous avons remué des idées en vue de prolonger l’industrie sidérurgique locale.

En mai 1965, en collaboration avec la Société d’études et d’expansion (S.E.E.) et la Maison européenne de Liège, nous avons animé une journée d’études et une table ronde dont les travaux ont été publiés dans le n°216 de mai-juin 1965 de la revue de la S.E.E. Ils étaient intitulés : L’acier : réponse aux problèmes du logement ? Perspectives liégeoises.

J’ai à nouveau profité de cette occasion pour développer une idée qui me tient à cœur, à savoir fabriquer dans de nouvelles usines la maison ou le logement comme on fabrique des automobiles.

Vers une conception nouvelle du logement, tel était le titre de mon exposé.

Alors que je défendais l’idée que nous pourrions satisfaire les besoins en logements des pays asiatiques, on peut constater aujourd’hui que cette industrie nouvelle est en train de se mettre en place dans ces pays et que ce sont eux qui nous vendront ce nouveau type de maisons ou de logements. Le succès des conteneurs chinois de réemploi ou actuellement nouveaux le confirme.

Jean Englebert 2016-07-07

Bibliographie

Voir une liste exemplaire de mes écrits dans le site de LEM ULg, publications.